mercredi 14 avril 2010

KORNWOLF - Tristan Egolf


Kornwolf, Gallimard - 465 p.

Ce n’est plus un secret pour personne qu’Egolf s’est tiré une balle. Le type avait 34 ans, ça s’est passé à Lancaster le 7 mai 2005, chez lui, là où tout avait commencé, boucle bouclée. Egolf laissait une fille de neuf mois, et trois romans, ce Kornwolf étant le dernier. Le premier était un chef d’œuvre, Le seigneur des porcheries, sous titré Le temps venu de tuer le veau gras et d’armer les justes. De la dynamite en barre sur six cents pages. C’était l’histoire de John Kaltenbrunner et de son patelin dénommé Baker, quelque part dans le Midwest, une terre de l’Amérique profonde particulièrement fertile pour tout ce que peut comporter de terriblement con et abject la nature humaine. Au choix: violence gratuite, alcoolisme viril de gros bourrins, racisme affiché et particulièrement vulgaire, foi religieuse éminemment zélée et vampirisante. Pour le coup, on se rapproche plus de l’animal, à un mec près, ce fameux John Kaltenbrunner, une figure vengeresse et christique -déjà- qui fera se noyer Baker sous les ordures, suite à la grève d’éboueurs dont il sera le leader. Tous ne peuvent et ne doivent que crever.
La plume est jouissive, le style ébouriffant, le ton corrosif, le final turgescent dans une vision de fin du monde grandiloquente et si justifiée, les naseaux des quatre cavaliers de l’Apocalypse vous brûlent la nuque à chaque page en même temps qu’ils vous refroidissent l’échine de frayeur comme d‘excitation. Le Seigneur des Porcheries est un grand roman, à l’humour omniprésent, la satire comme moteur, une rage teigneuse comme carrosserie. On se dit qu’avec Egolf un putain d’écrivain est né. Pas nécessairement le genre de type avec une vision, mais plutôt ceux dont le tranchant du regard sépare de ce monde avec précision et agilité le gras de la bonne viande, les mauvaises des bonnes parties, comme n’importe quel boucher. On se doit d’avoir l’œil. Et de quelle façon il l’a, cet œil, Egolf. Incisif, perçant, peu trouvent le salut, tous méritent leur sort.
Pour son deuxième roman, Jupons et violons, c’est pourtant nettement moins bon. Plus court, au contours plus flous, à la trajectoire moins précise, au propos moins net, ce livre déçoit et me reste particulièrement incompris. C’est l’histoire de Charlie Evans, violoniste talentueux qu’un concert catastrophique pousse à ranger ses archets pour finalement commencer une vie de déclassés qui l’amènera à fréquenter toute une faune des plus improbables dans un environnement urbain où la dégénérescence joue des coudes avec le désespoir qu’il engendre, dans un cercle vicieux pour lequel le style d’Egolf, pourtant en dessous du Seigneur des Porcheries ici, fait encore des merveilles et parvient à sauver le livre d’un scénario pour le moins « putain, il veut en venir où? »….
Dans ces conditions, Kornwolf laisse présager le pire ou le meilleur. Ce sera souvent le meilleur mais peut-être pas pour les raisons qu’on croît. Ce sera en tout cas, celui dans lequel se révèlera le plus Egolf, ne parvenant toujours pas, au bout de trois romans à exorciser ses démons, bien au contraire, il est le plus transparent même quand à la personnalité d’Egolf.
Kornwolf est pourtant un bon roman, pas aussi exceptionnel que le Seigneur des Porcheries, mais il en a hérité sa force, cette fois dans un univers où les frontières du fantastique sont franchies avec allégresse.
Kornwolf, c’est l’histoire d’Owen Brynmore qui retourne dans la Pennsylvannie de son enfance, le patelin s’appelle Stepford. Il trouve une gâche au journal local, le Stepford Daily Plea, un canard en complète décrépitude que Brynmore ramènera à la vie en obtenant la photo scoop d’un soi-disant loup-garou, ce putain de Démon de Blue Ball, une bestiole particulièrement énervée qui avait déjà causé des ravages dans le pays il y a des années et plus encore de cela. C’est comme si le Diable venait à nouveau de frapper à la porte de Stepford. Les ventes redécollent aussi vite que les inimitiés et jalousies en salle de réunion au journal qu‘elles engendrent, et la population, bien évidemment chez Egolf, n’étant qu’un ramassis de chiens de Pavlov, ne réagit qu’à des réflexes stimulés par la peur ou par le conditionnement, que cette race de clebs soit divisés en deux races ou non: soit les Habits Rouges, les gros sales beaufs ricain de base, les rednecks bien puants et bien sur de leur connerie, ou les Bataves, amish rigoristes, une autre version - en calèches -de l’abrutissement religieux particulièrement arriéré et zélé, dans le même ordre d’idée que les harpies évangélistes du Seigneur des Porcheries. Les deux mondes se côtoient, comme deux chiens qui se reniflent le trou du cul sans jamais vraiment aller plus loin. Tout le monde s’en porte bien.
Et puis il y a Ephraim Bontrager, un gosse bizarre, muet, un batave, un bâtard plutôt, qu’on tient à l’écart, dont on aimerait qu’il ne soit jamais venu au monde. Il commence à semer la merde en provoquant un énorme accident de la route en écoutant le Reign in Blood de Slayer, une cassette qu’il vient d’acheter au marché et qui sera comme la bande son du roman:
Mort lente
Vaste immense
Douches où vous devez laisser la vie
Forcés d’entrer
Comme du bétail
Privé de toute valeur
Rats humains pour l’Ange de la Mort.

Bontrager, celui par qui tout arrivera, celui par qui tout explosera. C’est un martyr, fils du pasteur Bontrager, une filiation pas très nette et assez embarrassante pour le leader des Bataves, c’est un fils qu’il faut cacher, c’est un fils qu’on maltraitera, c’est un fils qui sera pris en soin par Grizelda, une tante, mais c’est surtout un fils qui prendra sa revanche, c’est lui le Démon de Blue-Ball, c’est lui le loup-garou, Brynmore en est certain, son enquête, pointue et délicieuse au demeurant, le convainc de ces faits, il parviendra même à planifier les nuits de sorties de la bête, tandis que la population ne reste comme toujours chez Egolf qu’une grande masse imbécile que jamais rien ne sauvera.
Dans une écriture toujours aussi jouissive, dans un crescendo apocalyptique tout bonnement irrésistible, le verdict va éjaculer son suc hilarant et impitoyable. Restez chez vous, barricadé.
Oh que oui, le carnage est annoncé, le carnage aura lieu, le carnage n’épargnera personne. Personne.

Et c’est tout le problème. C’est tout le problème que les romans d’Egolf n’ont jamais résolu comme une décalcomanie des problèmes d’Egolf lui-même. Personne ne peut, personne ne doit être sauvé. Hormis ses (anti-)héros, martyrs à la souffrance presque christique (Kaltenbrunner ou Bontrager), quand bien même quelques-uns de ses personnages se démarquent de la bouillie grossière d’êtres humains qui composent la majorité de ses pages, ces derniers y passent aussi. Je pense autant à Grizelda qu’à la jeune petite Fannie, la seule dont émane sans calcul un peu de tendresse et de compassion pour Bontrager. Une balle perdue l‘emmènera. Evidemment. Rien, jamais rien ne permet aux personnages de mériter de devoir se sauver, de devoir être sauvés, comme toujours englués dans l’inconscience de leur grossièreté et de leur médiocrité. S’ils doivent l’être, s’ils méritent moralement de l’être, la bêtise du reste du troupeau les emportera. C’est terrible. C’est affreusement désespéré. Non, véritablement, malgré les cascades d’humour très noir, la plume la plus foisonnante de la dernière décennie, il n’y a pas d’espoir dans les romans d’Egolf, juste une rage tourbillonnante, torrentielle, fiévreuse et vengeresse contre un monde qui ne dira jamais assez sa bêtise. Il ne peut rester que ça, comme un dernier sursaut de vitalité, un dernier refus. Comme cette pyramide d’homme nus érigée lors d’une visite de George Bush pour protester contre les prisons d’Abou Grahib à laquelle Egolf participait avec des potes. Dérisoire et désarmant.
Dans Bartleby, Melville écrivait: « Il arrive souvent, en effet, qu’au contact des esprits étroits, les meilleurs résolutions des hommes les plus généreux s’érodent ». C’est bien sûr sans doute atrocement étouffant de se voir rogner de la sorte pour un esprit aussi affûté que celui d‘Egolf, de sentir que, malgré la véracité et la précision de son regard, la justesse de sa perception, de leur rendu romanesque ravageur, hé bien, toujours, la bêtise, la crasserie, et la veulerie l’emporteront. Ce n’est qu’une demi-surprise d’apprendre qu’il est sorti de l’écriture de ce livre visiblement épuisé, vraisemblablement autant par le travail qu’il a demandé -encore une fois Kornwolf est très très abouti-que par le constat moral des conclusions de ses livres.
Ce serait peut-être encore supportable si il y avait se raccrocher à quelque chose, la possibilité affective de ce quelque chose, mais même pas chez Egolf. Comme cette Fannie dans Kornwolf. Mais non. Dostoïevski disait que la plus grande des tortures était de ne plus pouvoir aimer. Finalement la conclusion des bouquins d‘Egolf pour qui cette impossibilité d’amour, de foi dans l’autre ne sait que se transformer en sèche et irrémédiable liquidation de ceux envers qui ces sentiments devraient ou pourraient se porter (quand ça ne donne pas un roman raté comme Jupons et Violons, où, présent, cet amour est comme une boule de feu avec laquelle Egolf ne sait que faire pour finalement abandonner l’histoire à une fadeur cendrée). Il ne fait absolument aucun doute qu’Egolf était bien trop intelligent pour ne pas voir l’impasse morale -et sans possibilité de demi-tour - qu’était sa vision de l’humanité, cette forme de torture qui consistait à ne plus croire en elle, dans ses capacités de bonté ‘’naturelle‘’. Il serait sans doute excessif de vouloir expliquer son suicide seulement par cet esprit désincarné et désenchanté qui se dégage de ses romans, mais une fois celui-ci si clairement présent, il ne fait pas moins de doute qu’il n’est pas ce sur quoi on peut s’appuyer pour tout simplement vivre.
Et pour quelles conséquences putain.